Matin d’avril pluvieux, sur Etretat. Comme si c’était une vie, de se lever chaque jour dans la grisaille environnante… A force, on en devenait autrement moins joyeux dès le matin. Thomas regarda par la fenêtre avant de soupirer. Il faisait quoi, dehors ? Dix degrés Celsius à tout casser ? Il soupira de nouveau avant d’enfiler un tee-shirt. Quelle idée de sortir par un temps pareil ! Mais c’était impossible pour l’homme de rester enfermé toute une journée dans son appartement à Horse Beautiful alors qu’il faisait gris dehors. C’était juste bon à devenir dépressif… Alors, il s’était décidé à une petite balade sur la plage, pour remonter direction la forêt, passer à travers et revenir chez lui. Il en profiterait pour faire de l’exercice. Pompes et abdos sur la plage et retour en footing à l’académie, tout cela tranquillement avant de déjeuner en tête à tête avec sa télévision. Parfois, il était plus simple d’être de fractionnement à la caserne…

Le jeune pompier enfila une veste et sortit de chez lui. Il ferma sa porte à clefs et se dirigea vers la plage qui, normalement, serait déserte à cette heure-ci du jour, en cette saison en tous cas. Oh, et après tout, il s’en fichait pas mal. Il n’était pas timide. Et de toute manière, il n’avait de comptes à rendre à personne, non ? L’ombre d’un sourire aux lèvres, il se dirigea d’un bon pas vers la plage. Quand il fallait, il fallait, c’était comme ça, par moments, il fallait savoir sauter le pas. Enfin là, le pas, ce n’était pas un fossé non plus quoi !

Il était rincé. Après une dizaine de séries d’abdominaux et autant de pompes, il avait couru un sacré bout de temps à un vrai bon rythme bien élevé et bien tenu surtout. Il avait avancé un peu dans la forêt et avait ralenti pour reprendre un peu son souffle. C’est là que le bruit d’une cavalcade lui parvint et, instinctivement, il fit comprendre qu’il était là, sur le chemin, donc vulnérable en cas d’arrivée de cheval et cavalier à trop grande allure. Pourtant, quelque chose clochait. Le cheval allait trop vite, frappait le sol trop fort, trop irrégulièrement. Avait-il seulement un cavalier ? De toute manière, il devrait ralentir, le chemin faisait un coude vraiment extrêmement dangereux. Thomas vit alors débouler la bête. C’était une jument de bonne carrure, sellée et bridée, dont les étriers vides battaient impitoyablement les flancs, tandis qu’il n’y avait plus personne en selle. En voyant cet homme, peut-être synonyme de secours, l’équidé ralentit et finit par s’immobiliser, secoué de frissons, le souffle court et irrégulier.

Le jeune homme attrapa les rênes de la bête et la caressa sur le chanfrein, entre les deux yeux. Il chercha à analyser la situation. Une jument, sellée, bridée, avec un des tapis de l’académie d’Etretat, se baladait à toute allure sur l’une des pistes équestres de la même académie. A par si elle était perdue depuis plusieurs jours – chose impossible, entendons-nous bien ! -, il devait y avoir un cavalier – ou une cavalière d’ailleurs – perdu(e), peut-être blessé(e), inconscient(e). Son métier, c’était de sauver des vies alors, tenant fermement les rênes de la femelle, il la fit rebrousser chemin, à la recherche de la personne qui la montait avant.

Il lui fallut faire un peu plus d’un kilomètre pour apercevoir la silhouette d’une femme à pieds. Avec un peu de chance, ce serait la cavalière de cette jument échappée. Et si c’était le cas, il n’y avait pas eu trop de dégâts avec la chute. Thom’ finit donc d’avancer, tenant toujours la jument par la bride – terme non approprié d’ailleurs, car elle avait un filet avec un mors simple, basique, bien pour un bébé qu’on débourre, pas pour un cheval qui sort en balade, mais passons – et s’arrêta juste dans le champ de vision de la jeune femme. Il ne paraissait en rien arrogant ou quoi ce soit du genre. Il se contenta de poser une simple question :

« Vous n’auriez pas perdu une jument par hasard ? »

La cavalière qu’il venait de retrouver semblait ne pas aller trop mal. Tant mieux, c’était toujours plus plaisant quand une chute arrivait sans trop de dégâts à la suite. C’était toujours plus facile lorsque l’on en sortait indemne. Autant dire que c’était surtout un soulagement pour l’homme. Pompier de métier, il avait vu des accidents effroyables depuis le début de sa carrière. Alors une petite chute anodine sans pépins, c’était pas mal, même si bon, la jument s’était fait la malle, on avait bien fini par remettre la main sur elle sans qu’il n’y ait d’anicroches. Tout allait bien dans le meilleur des mondes. Enfin, presque.

Il y avait cette étrange impression de déjà-vu. Thomas en était certain, il connaissait cette personne, de visage au moins. Et il en était sûr, il ne l’avait pas rencontré à l’académie, et encore moins avec son travail. Mais d’où la connaissait-il donc ? Peut-être une simple passante croisée dans la rue. Il avait une mémoire photographique assez impressionnante compte tenu de tout ce qu’il pouvait voir. Il était presque capable de dater les événements tout en décrivant précisément ce qu’il s’était passé. C’était, en certains cas, quelque chose de précieux. Ainsi, les « affaires » qu’il avait eues dans son travail lui restaient en mémoire. Malheureusement, pour certaines. Le pire, c’était cette image de son frère, pendu, dans sa cellule. Dire qu’il allait être acquitté le jour-même ! Fatale ironie du sort.

La jeune femme était venue vers sa jument, pour la cajoler. Pas des masses rancunières la miss. Mais super sympathique vu qu’elle remercia le jeune homme après avoir récupéré sa monture. Thom’ sourit et répondit tout aussi sympathiquement.

« Oh mais de rien, nous avons fait un face à face un peu singulier mais cette chipie est très gentille. Je crois qu’elle non plus ne se voyait pas trop rentrer sans sa cavalière à l’académie. Une chute ? »

Pas de moqueries, une simple question. Après tout, n'importe quel cavalier pouvait tomber, ce n'était en rien une honte, et le jeune homme reconnaissait volontiers qu'il lui arrivait régulièrement de tomber. C'était simplement la vie, ça arrivait, et il ne fallait pas en faire tout un patacaisse non plus!

Le jeune homme serait bien parti mais en fait, il voulait s'assurer qu'il n'y avait pas de soucis à proprement parler avec la jeune femme. Surtout que, oui, elle le lui confirma, elle était tombée, par la faute de la jument. A l'écouter faire son récit, Thomas rit aussi, mais il se montrait plus réservé, de peur de la froisser. Il ne la connaissait pas même, pourtant.

« Et avec ce jet organisé de cavalière, vous ne vous êtes pas blessé? »

Ah, ces réflexes de pompier! C'était son métier et il n'y pouvait rien s'il était pour ainsi dire programmé pour poser certaines questions. D'ailleurs, il fut légèrement gêné de cette question. Elle le prendrait pour un curieux sans aucune intention. C'est pourquoi il se justifia à peine après.

« Excusez ma curiosité, c'est une déformation professionnelle. Je suis pompier. »

Là il passerait peut-être pour quelqu'un qui étalait sa vie mais bon, au pire... C'était pas un drame non plus! Et puis la jeune femme serait peut-être plus encline à dire si oui ou non elle avait mal à quelqu'un d'habitué à ce genre de situations et surtout à quelqu'un de professionnel avant tout. Enfin bon... Peu après, la jeune femme se présenta en tendant la main à Thomas, qui la serra en retour et se présenta à son tour.

« Enchanté, Thomas Mélisso. »

Thomas était comme à son habitude légèrement réservé. Surtout que cette simple rencontre tournerait peut-être au professionnel.

La jeune femme n’avait rien, et tant mieux ! Moins il y avait de blessures et mieux il se portait ! Et oui, Thomas ne marchait pas à la blessure lui, et il se contenterait bien volontiers d’aller décrocher des chatons dans les arbres pour les grands-mères. Il était facilement pris de pitié pour les personnes auprès desquelles il intervenait. Et généralement, lorsque l’intervention de la brigade se terminait sur un drame, il se mettait à la place des familles. Il savait ce que c’était la douleur de perdre quelqu’un. Il sourit à la jeune femme, rassuré.

« Tant mieux si tout est en place. »

Il était assez peu bavard, mais ce n’était pas de la méchanceté ou de l’indifférence et encore moins de la timidité. Quand il n’y avait rien à dire, il n’y avait rien à dire, point. Après les politesses, il ne restait plus grand-chose à dire. Thom’ avisa la jument et se dit que ce serait peut-être une bonne idée de la rentrer, après sa galopade. Mais il était hors de question de les laisser rentrer seules ! La jument avait déjà perdu une fois sa cavalière et la jeune femme, du coup, avait pris une gamelle. C’était suffisant. La conscience de l’homme l’obligeait à les accompagner. Pourtant, quelque chose clochait. Après lui avoir dit « enchanté », la jeune femme virait progressivement au blanc. Euh… quelque chose n’allait pas du tout pour le coup.

Il allait justement demander si cela allait lorsqu’il vit la jeune femme vaciller légèrement. Ni une ni deux, le pompier se précipita et passa une main autour de sa taille avant qu’elle ne tombe. Bon, le bon point, c’est qu’elle était légère la miss ! Il était au moins capable de la soutenir d’une seule main et de rattraper de l’autre la jument qui venait de tenter de se carapater en profiter de la situation. Bon, réflexion passée, il lâcha la jument, qui alla brouter un peu plus loin. L’important, c’était la cavalière. Bon, pour le moment, le plus simple serait de l’assoir. Sans effort, il l’adossa contre un arbre et écarta une mèche de son visage. En fait, ce n’était plus une mèche, c’était carrément tout un pan de cheveux. Non, ne les regardez pas avec ses yeux là, mais c’était plus facile de voir si Irydessa reprenait ou non des couleurs.

Oui, voilà, elle reprenait des couleurs. Une petite hypoglycémie sûrement... Voilà pourquoi on devait déjeuner le matin! Non mais imaginez que cela lui soit arrivé alors qu'elle rentrait? S'il n'y avait eu personne dans les parages? Enfin... Rien ne servait de faire des hypothèses au cas où cela se serait passé autrement. Thomas était accroupis près de la jeune femme.

« Ça va mieux ? »

S’il avait su de qui il s’agissait, Thomas aurait-il agit différemment ? Non, peut-être pas. L’envie ne lui aurait certes pas manqué de la laisser en plan, cette fille, la fille de l’homme qui, par son erreur de jugement, lui avait ravi son frère, son cher frère ! Mis son côté très professionnel l’empêchait de laisser quelqu’un dans la détresse. C’est pourquoi il réagit vite et bien après cette hypoglycémie. D’ailleurs, il en fut vite assuré, c’était bel et bien cela. Elle reprenait quelques couleurs et venait de lui expliquer qu’elle avait peu mangé au matin, espérant qu’elle tiendrait. Ces femmes ! Comme si en mangeant trois miettes elles allaient être en forme pour une journée ! Au fond, le jeune homme était agacé mais n’en montra rien, pourtant.

« La prochaine fois, pensez à manger un peu plus ou alors évitez de sortir de l’académie. Vous auriez pu avoir des ennuis si je ne m’étais pas retrouvé un peu par hasard dans les parages… »

Il parlait d’une façon assez neutre, car c’était juste professionnel ce qu’il racontait. Il la vit alors se relever, prétextant qu’elle devrait vite rentrer à l’académie car elle avait oublié quelque chose. Il n’eut pas le temps de l’empêcher de se relever et il la rattrapa lorsque ses jambes vacillèrent. Si elle voulait rentrait à l’académie, se serait accompagnée et lorsqu’elle aurait repris un peu contenance. D’une voix douce, mais pourtant bien masculine, il continua.

« Restez tranquille un peu, je vous raccompagnerai à l’académie quand vous serez capable de faire le chemin de retour. »

Alors comme ça, elle était écrivaine? Sympa comme métier. Enfin, il fallait de l'inspiration quoi! Parce que le fameux syndrome de la page blanche devait être sacrément stressant mine de rien! Alors si la miss était en proie à cela, compréhensible qu'elle mange peu ou qu'elle soit pas trop dans ses pompes quoi. Thomas rebondit sur le sujet.

« Ça doit être un métier intéressant! Vous écrivez quoi comme genre? »

Parce que du Irydessa Fox, il ne se souvenait pas d'avoir lu... Il y avait bien du Carla Fox, mais bon... Fallait pas rêver non plus! Mais bon, la réponse ce serait en route pour maintenant. Ils reprirent la route de l'académie. Ce fut assez rapide mine de rien, et après avoir mit la jument en dépôt à l'écurie, où un palefrenier vint la prendre en charge, le pompier accompagna la jeune femme jusque chez elle en suivant ses instructions pour trouver l'appartement. Bien sûr, elle allait mieux, mais il se voyait mal la laisser en plan! Surtout qu'il voulait s'assurer qu'elle mangerait un petit quelque chose pour éviter une seconde hypoglycémie dans la matinée. Lorsqu'Iry' lui proposa quelque chose à boire, le jeune homme se dit que,si c'était possible, un café ne serait pas de refus. Il en fit donc part à la jeune femme lorsque le téléphone sonna.

Jusque là, tout allait bien. Enfin... C'était sans compter les œillades des palefreniers qui, l'air de rien, devaient penser que le pompier et la jeune femme qu'il escortait chez elle n'était rien qu'un petit couple. Mais non, loin de là! Il l'escortait juste jusque chez elle pour s'assurer qu'il n'y aurait pas de soucis. Après quoi Thomas rentrerait chez lui sans tarder. Non mais! Comme si dès que deux personnes de sexe opposés passaient à deux par le même endroit ils étaient en couple! Les mentalités des fois, j'vous jure!

Bien sûr ce n'était pas prévu que le jeune homme reste pour un café mais bon, au final... La compagnie de l'écrivaine était loin d'être désagréable! Il apprit donc qu'Irydessa écrivait des policiers à l'eau de rose. Bah, c'était des livres comme des autres au final... Puis le téléphone sonna. S'en suivit une conversation entre la jeune femme et, l'appris Thomas, son père. Il aurait bien été tenté de s'éclipser discrètement mais il ne le fit pas. Cela aurait sans doute évité une suite houleuse, mais pas moins révélatrice de certaines choses. Il fut passablement étonné lorsque l'écrivaine lui tendit le combiné, annonçant que son père désirait lui parler. C'était pour le moins troublant, pourtant, il prit le téléphone.

«Bonjour, vous êtes le pompier qui a aidé ma fille?
-Bonjour Monsieur. En effet, je suis un pompier de la brigade d'Etretat.
-William Carter, juge à Versailles. Je tenais à vous remercier d'avoir aider ma fille unique. Je ne sais pas ce que je devriendrais sans elle. Alors merci beaucoup de lui être venu en aide Mr?»

Le jeune pompier eut un frémissement et ses traits se durcirent, indéniablement, son sang ne fit qu'un tour et il fit un effort pour ne pas lancer le téléphone jusque l'autre côté de la pièce. Il reprit néanmoins, d'une voix froide, contenant une colère et une rage qui pointaient.

« Mélisso. Thomas Mélisso.
-Méli... Oh... Ecoutez, je sais que vous m'en voulez mais essayez de comprendre. L'erreur est humaine.
-Comprendre? Comprendre quoi? Je n'ai rien à vous dire. »

Sans laisser le temps au juge de répondre, il raccrocha. Il était vraiment entré dans une colère sombre et darda sur Irydessa un regard bourré de reproches.

« Irydessa Fox, n'est-ce pas? Qu'est ce que cela vous apportait, de me mentir sur votre nom? Vous me dégoûtez. »

Le jeune homme voulait à tout prix éviter de sortir à proprement parler de ses gonds. Il n'avait pas hurlé. Pourtant, sa voix, froide et menaçante, s'était chargée de reproches et il n'avait pas attendu son reste. Il lâcha le téléphone sur le meuble le plus proche et se dirigea à grands pas vers la porte d'entrée, bien décidé à quitter les lieux.